La Chanson de Roland
The Song of Roland is an 11th-century epic poem based on Roland and the Battle of Roncevaux Pass in 778, during the reign of Charlemagne.
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A SARAGOSSE. — CONSEIL TENU PAR LE ROI MARSILE
I
: Carles li reis, nostre emperere magnes,
Charles le roi, notre grand empereur,
Sept ans entiers est resté en Espagne :
Tresqu’en la mer cunquist la tere altaigne.
Jusqu’à la mer, il a conquis la haute terre.
N’i ad castel ki devant lui remaignet ;
Pas de château qui tienne devant lui,
Pas de cité ni de mur qui reste encore debout
Fors Sarraguce, k’ est en une muntaigne.
Hors Saragosse, qui est sur une montagne.
Le roi Marsile la tient, Marsile qui n’aime pas Dieu,
Mahummet sert e Apollin reclaimet :
Qui sert Mahomet et prie Apollon ;
Ne s’ poet guarder que mals ne li ateignet. AOI
Mais le malheur va l’atteindre : il ne s’en peut garder.
II
: Li reis Marsilies esteit en Sarraguce :
Le roi Marsile était à Saragosse.
Il est allé dans un verger, à l’ombre ;
Sur un perrun de marbre bloi se culchet ,
Sur un perron de marbre bleu se couche :
Envirun lui plus de vint milie humes.
Autour de lui sont plus de vingt mille hommes.
Il en apelet e ses dux e ses cuntes :
Il adresse alors la parole à ses ducs, à ses comtes :
« Oez, seignlui0, quel pecchiet nus encumbret :
« Oyez, seigneurs, dit-il, le mal qui nous accable :
« Li emperere Carles de France dulce
« Charles, l’empereur de France la douce,
« Pour nous confondre est venu dans ce pays.
« Plus n’ai d’armée pour lui livrer bataille,
« Nen ai tel gent ki la sue derumpet.
« Plus n’ai de gent pour disperser la sienne.
« Cunseilliez mei, cume mi saive hume ;
« Donnez-moi un conseil, comme mes hommes sages,
« Si m’ guarisez e de mort e de hunte. »
« Et préservez-moi de la mort, de la honte. »
N’i ad païen ki un sul mot respundet
Pas un païen, pas un ne répond un seul mot,
Fors Blancandrin de l’ castel de Val-Fonde. AOI
Hors Blancandrin, du château de Val-Fonde.
III
: Blancandrins fut des plus saives païens :
Blancandrin, parmi les païens, était l’un des plus sages,
De vasselage fut asez chevaliers,
Chevalier de grande vaillance,
Produme i out pur sun seignur aidier.
Homme de bon conseil pour aider son seigneur :
« Ne vous effrayez point, dit-il au roi.
« Envoyez un message à Charles, à ce fier, à cet orgueilleux ;
« Fedeilz servises e mult granz amistiez :
« Promettez-lui service fidèle et très-grande amitié.
« Vus li durrez lui0 e leuns e chiens,
« Faites-lui présent de lions, d’ours et de chiens,
« Set cenz cameilz e mil ostlui0 muiers,
« De sept cents chameaux, de mille autours qui aient mué ;
« D’or e d’argent quatre cenz muls cargiez,
« Donnez-lui quatre cents mulets chargés d’or et d’argent,
« Cinquante cares qu’en ferat carier :
« Tout ce que cinquante chars peuvent porter :
« Bien en purrat luer ses soldeiers.
« Le roi de France enfin pourra payer ses soldats.
« En ceste tere ad asez osteiet,
« Mais assez longtemps il a campé dans ce pays
« Et n’a plus qu’à retourner en France, à Aix.
« Vus le sivrez à feste seint Michiel :
« Vous l’y suivrez, — direz-vous, — à la fête de saint Michel ;
« Si recevrez la lei de chrestiens,
« Et là, vous vous convertirez à la foi chrétienne.
« Serez sis hum par honur e par bien.
« Vous serez son homme en tout bien, tout honneur.
« S’en voelt ostages, e vus l’en enveiez
« S’il exige des otages, eh bien ! vous lui en enverrez
« Dix ou vingt, pour avoir sa confiance.
« Enveium i les filz de noz muilliers ;
« Oui, envoyons-lui les fils de nos femmes.
« Moi, tout le premier, je lui livrerai mon fils, dût-il y mourir.
« Mieux vaut qu’ils y perdent la tête
« Que nus perdium l’honur ne la deintiet,
« Que de nous voir enlever notre seigneurie et notre terre
« Ne nus seium cunduit à mendeier. » AOI
« Et d’être réduits à mendier.
IV
: Dist Blancandrins : « Par ceste meie destre
« Par ma main droite que voici, dit Blancandrin,
« E par la barbe ki à l’ piz me ventelet,
« Et par cette barbe que le vent fait flotter sur ma poitrine,
« Vous verrez soudain les Français lever leur camp
« Franc s’en irunt en France la lur tere.
« Et s’en aller dans leur pays, en France.
« Une fois qu’ils seront de retour en leur meilleur logis,
« Carles serat ad Ais, à sa capele,
« Charles, à sa chapelle d’Aix,
« A seint Michiel tiendrat mult halte feste.
« Donnera pour la Saint-Michel une très-grande fête.
« Viendrat li jurz, si passerat li termes,
« Le jour où vous devrez venir arrivera, le terme passera,
« N’orrat de nus paroles ne nuveles.
« Et Charles ne recevra plus de nos nouvelles.
« L’Empereur est terrible, son cœur est implacable ;
« Il fera trancher la tête de nos otages.
« Mais il vaut mieux qu’ils y laissent leur tête
« Que nus perdium clere Espaigne la bele,
« Que de perdre claire Espagne la belle
« Et de souffrir tant de maux et de douleurs.
« — C’est peut-être vrai. » s’écrient les païens.
V
: Li reis Marsilies out sun cunseill finet :
Le conseil de Marsile est terminé.
Si’n apelat Clarin de Balaguet,
Le roi mande alors Clarin de Balaguer,
Estramarin e Eudropin sun per,
Avec Estramarin et son pair Eudropin,
E Priamun e Guarlan le barbet,
Priamon avec Garlan le barbu,
E Machiner e sun uncle Maheu,
Machiner avec son oncle Matthieu,
E Joïmer e Malbien d’ultre-mer,
Joïmer avec Maubien d’outre-mer,
E Blancandrin, pur la raisun cunter.
Et Blancandrin, pour leur exposer son dessein.
Il fait ainsi appel à dix païens, des plus félons :
« Seignlui0 baruns, à Carlemagne irez ;
« Seigneurs barons, vous irez vers Charlemagne,
« Il est à l’ siège à Cordres la citet.
« Qui est en ce moment au siége de la cité de Cordres.
« Branches d’olive en voz mains porterez :
« Vous prendrez dans vos mains des branches d’olivier,
« Ço senefiet pais e humilitet.
« En signe de soumission et de paix.
« Par voz saveirs se m’ puez acorder,
« Si vous avez l’art de me réconcilier avec Charles,
« Jo vus durrai or e argent assez,
« Je vous donnerai or et argent,
« Teres e fieus tant cum vus en vuldrez. »
« Terres et fiefs autant que vous en voudrez.
Dient païen: « De ço avum asez. » AOI
« — Eh ! répondent les païens, nous en avons assez. »
VI
Le conseil de Marsile est terminé:
Dist à ses humes : « Seignlui0, vus en ireiz ;
« Seigneurs, dit-il à ses hommes, vous allez partir
« Branches d’olive en voz mains portereiz :
« Avec des branches d’olivier dans vos mains.
« Si me direz à Carlemagne, à l’ rei,
« Dites de ma part au roi Charles
« Qu’au nom de son Dieu il ait pitié de moi :
« Avant qu’un seul mois soit passé,
« Que jo l’ sivrai od mil de mes fedeilz.
« Je le suivrai avec mille de mes fidèles,
« Si recevrai la chrestiene lei,
« Pour recevoir la loi chrétienne
« Serai sis hum par amur e par feid.
« Et devenir son homme par amour et par foi.
« S’il voelt ostages, il en avrat par veir. »
« S’il veut des otages, il en aura.
« — Bien, dit Blancandrin. Vous aurez là un bon traite. »
VII
Marsile fit alors amener dix mules blanches
Que li tramist icil reis de Sezilie.
Que lui envoya jadis le roi de Sicile.
Les freins sont d’or, les selles d’argent ;
Cil sunt muntet ki le message firent ;
Les dix messagers y sont montés,
Enz en lur mains portent branches d’olive.
Portant des branches d’olivier dans leurs mains.
Vindrent à Carle ki France ad en baillie :
Et voici qu’ils arrivent près du roi qui tient la France en son pouvoir.
Charles a beau faire : ils le tromperont.
A CORDRES. — CONSEIL TENU PAR CHARLEMAGNE
VIII
L’Empereur se fait tout joyeux et est de belle humeur.
Il a pris Cordres, il en a mis les murs en pièces,
Od ses caables les tlui0 en abatiet.
Avec ses machines il en a abattu les tours ;
Mult grant eschec en unt si chevalier
Ses chevaliers y ont fait un butin très-abondant
D’or e d’argent e de guarnemenz chiers.
D’or, d’argent, de riches armures.
En la citet nen ad remés païen
Dans la ville il n’est pas resté un seul païen
Ne seit ocis, o devient chrestiens.
Qui ne soit forcé de choisir entre la mort et le baptême…
Le roi Charles est dans un grand verger ;
Ensembl’ od lui Rollanz e Oliviers,
Avec lui sont Roland et Olivier,
Sansun li dux e Anseïs li fiers,
Le duc Samson, le fier Anséis,
Gefreiz d’Anjou le rei gunfanuniers,
Geoffroi d’Anjou, qui porte le gonfanon royal,
E si i furent e Gerins e Geriers :
Gérin et son compagnon Gérier
Là ù cist furent, des altres i out bien.
Et, avec eux, beaucoup des autres :
De dulce France i ad quinze milliers.
Car il y avait bien là quinze mille chevaliers de la douce France.
Sur palies blancs siéent cil chevalier,
Ils sont assis sur des tapis blancs,
Et, pour se divertir, jouent aux tables ;
E as eschecs li plus saive e li viell ;
Les plus sages, les plus vieux jouent aux échecs,
E escremissent cil bacheler legier.
Et les bacheliers légers à l’escrime…
Desuz un pin, delez un eglentier,
Sous un pin, près d’un églantier,
Un faldestoel i out, fait tut d’or mier :
Est un fauteuil d’or massif :
C’est là qu’est assis le roi qui tient douce France.
Blanche ad la barbe e tut flurit le chief,
Sa barbe est blanche et son chef tout fleuri ;
Son corps est beau, et fière est sa contenance.
S’est ki l’ demandet, ne l’ estoet enseignier.
A celui qui le veut voir il n’est pas besoin de le montrer.
E li message descendirent à pied,
Les messagers païens descendent de leurs mules,
Si l’ saluèrent par amur e par bien. AOI
Et saluent Charles en tout bien, tout amour.
IX
: Blancandrins ad tut premereins parlet,
Blancandrin, le premier, prend la parole,
Et dit au roi: « Salut au nom de Dieu,
« Le Glorius, que devez aürer !
« Du Glorieux que vous devez adorer !
« Iço vus mandet reis Marsilies li ber :
« Voici ce que vous mande le roi Marsile, le vaillant :
« Enquis ad mult la lei de salvetet ;
« Après s’être bien enquis de votre loi, qui est la loi du salut,
« Il veut largement partager ses trésors avec vous.
« Urs e leuns e veltres caeignez,
« Vous aurez des lions, des ours, des lévriers enchaînés,
« Sept cents chameaux, mille autours après la mue,
« D’or e d’argent quatre cenz muls trussez,
« Quatre cents mulets chargés d’argent et d’or,
« Cinquante chars que vous remplirez de ces richesses.
« Tant i avrat de besanz esmerez
« Vous aurez tant et tant de besants de l’or le plus fin,
« Dunt bien purrez voz soldeiers luer.
« Que vous pourrez payer tous vos soldats.
« Mais il y a trop longtemps que vous êtes en ce pays,
« Et vous n’avez plus qu’à retourner en France, à Aix.
« Mon maître vous y suivra, c’est lui-même qui vous le promet,
« Si recevrat la lei que vus tenez ;
« Et il y recevra votre loi.
« Il y deviendra, mains jointes, votre vassal
« De vus tiendrat Espaigne le regnet. »
« Et tiendra de vous le royaume d’Espagne. »
L’Empereur élève alors ses deux mains vers Dieu ;
Il baisse la tête et commence à penser.
X
L’Empereur demeurait là, tête baissée ;
De sa parole ne fut mie hastifs,
Car jamais sa parole ne fut hâtive,
Et sa coutume était de ne parler qu’à loisir.
Quand enfin il se redressa, très-fier était son visage :
« Vous avez bien parlé, dit-il aux messagers.
« Il est vrai que le roi Marsile est mon grand ennemi.
« Mais enfin, ces paroles que vous venez de prononcer,
« En quel mesure en purrai estre fiz ?
« Dans quelle mesure puis-je m’y fier ?
« — Voelt par ostages, ça dist li Sarrazins,
« — Vous aurez des otages, répond le Sarrasin ;
« Nous vous en donnerons dix, quinze ou vingt.
« Mon fils sera du nombre, dût-il y périr.
« E si’n avrez, ço quid, de plus gentilz.
« Et vous en aurez, je pense, de plus nobles encore.
« Quant vus serez el’ palais seignurill,
« Lorsque vous serez. de retour en votre palais seigneurial,
« A la grande fête de saint Michel du Péril,
« Mon maître, c’est lui qui vous le promet, vous suivra
« A vos eaux d’Aix, que Dieu a fait jaillir pour vous.
« Là vuldrat il chrestiens devenir. »
« Là, il consentira à devenir chrétien.
« — C’est ainsi, répond Charles, qu’il peut encore se sauver. »
XI
: Bels fut li vespres e li soleilz fut clers.
Le soir fut beau, le soleil clair.
Charles fait conduire les dix mules dans ses étables,
Puis, dans le grand verger, fait tendre un pavillon
Et y donne l’hospitalité aux dix messagers :
Douze sergents les servent et leur font fête ;
Jusqu’au jour clair ils y passent la nuit…
L’Empereur se lève de grand matin.
Messe e matines ad li reis escultet.
Charles entend messe et matines,
Puis va s’asseoir sous un pin,
Et mande ses barons pour tenir son conseil :
Par cels de France voelt il de l’ tut errer. AOI
Car il ne veut rien faire sans ceux de France.
XII
L’Empereur va sous un pin,
Et mande ses barons pour tenir son conseil :
Le duc Ogier, l’arcevesque Turpin,
C’est le duc Ogier et l’archevêque Turpin ;
Richard le Viell e sun nevuld Henri,
C’est Richard le vieux et son neveu Henri ;
E de Guascuigne le prud cunte AceIin,
C’est le brave comte de Gascogne, Acelin ;
Tedbald de Reins e Milun sun cusin.
C’est Thibaud de Reims et son cousin Milon.
E si i furent e Geriers e Gerins.
Gérier et Gérin y sont aussi,
Ensembl’ od els li quens Rollanz i vint
Et le comte Roland y est venu avec eux,
E Oliviers, li pruz e li gentilz ;
Suivi du noble et vaillant Olivier.
Des Francs de France en i ad plus de mil ;
Il y a là plus de mille Français de France.
On y voit aussi Ganelon, celui qui fit la trahison.
Dès or cumencet le cunseill que mal prist. AOI
Alors commence ce conseil de malheur.
XIII
: « Seignlui0 baruns, dist l’ emperere Carles,
« Seigneurs barons, dit l’empereur Charles,
« Le roi Marsile vient de m’envoyer ses messagers.
« Il me veut donner une large part de ses richesses,
« Urs e leuns e veltres caeignables,
« Des lions, des ours, des lévriers enchaînés,
« Set cenz cameilz e mil ostlui0 muables,
« Sept cents chameaux, mille autours après leur mue,
« Quatre cenz muls cargiez de l’or d’Arabe,
« Quatre cents mulets chargés d’or arabe,
« Avoec iço plus de cinquante cares ;
« Tout ce que cinquante chars peuvent porter.
« Mais il me mandet que en France m’en alge :
« Mais il y met cette condition : c’est que je retourne en France.
« Il me sivrat ad Ais à mun estage,
« Il s’engage à me rejoindre dans mon palais d’Aix,
« Si recevrat la nostre lei plus salve ;
« Pour y recevoir notre loi, qui est la loi du salut.
« Il se fera chrétien et tiendra de moi ses Marches.
« Mais en a-t-il vraiment l’intention, c’est ce que je ne sais pas.
« — Prenons bien garde, » s’écrient les Français.
XIV
: Li Emperere out sa raisun fenie.
L’Empereur a fini son discours.
Li quens Rollanz, ki ne l’otriet mie,
Le comte Roland, qui point ne l’approuve,
En piez se drecet, si li vint cuntredire.
Se lève, et, debout, parle contre son oncle :
Il dit à l’ rei : « Ja mar crerez Marsilie.
« Croire Marsile, ce serait folie, dit-il au roi.
« Il y a sept grandes années que nous sommes entrés en Espagne.
« Jo vus cunquis e Noples e Commibles ;
« Je vous ai conquis Commible et Nobles ;
« J’ai pris Valtierra et la terre de Pine,
« E Balaguet e Tuele e Sebilie.
« Avec Balaguer, Tudele et Sebile.
« Mais quant au roi Marsile, il s’est toujours conduit en traître.
« De ses païens il vus enveiat quinze :
« Jadis il vous envoya quinze de ses païens,
« Cascuns portout une branche d’olive ;
« Portant chacun une branche d’olivier,
« Nuncièrent vus cez paroles meïsmes.
« Et qui vous tinrent exactement le même langage.
« A voz Franceis un cunseill en presistes :
« Vous prîtes aussi le conseil de vos Français,
« Loèrent vus alques de legerie.
« Qui furent assez fous pour être de votre avis.
« Dous de voz cuntes à l’ païen tramesistes,
« Alors vous envoyâtes au païen deux de vos comtes :
« L’uns fut Basanz e li altre Basilies ;
« L’un était Basan, l’autre Basile.
« Que fit Marsile? Il leur coupa la tête, là-haut, dans les montagnes au-dessus de Haltoïe.
« Faites la guere cum vus l’avez enprise,
« Faites, faites la guerre, comme vous l’avez entreprise ;
« En Sarraguce menez vostre ost banie,
« Conduisez sur Saragosse votre armée ;
« Metez le siège à tute vostre vie,
« Mettez-y le siége, dût-il durer toute votre vie ;
« Et vengez ceux que le félon Marsile a fait mourir. »
XV
L’Empereur tient la tête baissée.
Si duist sa barbe, afaitat sun gernun,
Il tourmente sa barbe et tire sa moustache ;
Ne bien ne mal sun nevuld ne respunt.
A son neveu ne répond rien, ni bien ni mal.
Franceis se taisent, ne mais que Guenelun :
Tous les Français se taisent, tous, excepté Ganelon.
Ganelon se lève, s’avance devant Charles,
Mult fièrement cumencet sa raisun,
Et très-fièrement commence son discours :
E dist à l’ rei : « Ja mar crerez bricun,
« N’en croyez pas les fous, dit-il au roi ;
« Ne mei ne altre, se de vostre prud nun.
« N’en croyez ni les autres ni moi ; n’écoutez que votre avantage.
« Quant ço vus mandet li reis Marsiliun
« Quand le roi Marsile vous fait savoir
« Qu’il est prêt à devenir, mains jointes, votre vassal ;
« E tute Espaigne tiendrat par vostre dun,
« Quand il consent à tenir toute l’Espagne de votre main
« Pois recevrat la lei que nus tenum,
« Et à recevoir notre foi,
« Celui qui vous conseille de rejeter de telles offres
« Ne li calt, sire, de quel mort nus moerium.
« Ne se soucie guère de quelle mort nous mourrons.
« Cunseill d’orgoill n’est dreiz que à plus munt.
« C’est là le conseil de l’orgueil, et il ne doit par l’emporter plus longtemps.
« Laissons les fous, et tenons-nous aux sages. »
XVI
: Après iço i est Naimes venuz ,
Naimes alors s’avance à son tour ;
Blanche out la barbe e tut le peil canut ;
Il eut la barbe blanche et tout le poil chenu ;
Meillur vassal n’aveit en la curt nul.
Dans toute la cour il n’est pas de meilleur vassal :
E dist à l’ rei : « Bien l’avez entendut ;
« Vous l’avez entendu, dit-il au roi ;
« Guenes li quens ço vus ad respundut :
« Vous avez entendu la réponse du comte Ganelon.
« Saveir i ad, mais qu’il seit entenduz.
« Sage conseil, pourvu qu’il soit suivi !
« Le roi Marsile est vaincu dans la guerre.
« Vus li avez tuz ses castels toluz,
« Vous lui avez enlevé toutes ses forteresses ;
« Od voz caables avez fruisiet ses mlui0,
« Vos machines ont brisé tous ses murs ;
« Ses citez arses e ses humes vencuz.
« Vous avez brûlé ses villes, vous avez battu ses hommes.
« Quant il vus mandet qu’aiez mercit de lui,
« Or il ne vous demande aujourd’hui que d’avoir pitié de lui :
« Pecchiet fereit ki dunc li fesist plus,
« Ce serait péché que d’exiger davantage,
« U par ostages vus voelt faire soür ;
« D’autant que par ses otages il vous offre toute garantie.
« De voz baruns vus li manderez un.
« Vous n’avez plus qu’à lui envoyer un de vos barons ;
« Ceste grant guere ne deit munter à plus. »
« Car il est temps que cette grande guerre prenne fin. »
Dient Franceis : « Bien ad parlet li dux. » AOI
Tous les Français de dire alors : « Le duc a bien parlé. »
XVII
: « Seignlui0 baruns, ki enveier purrum
« Seigneurs barons, quel messager enverrons-nous
« En Sarraguce à l’rei Marsiliun ? »
« Vers le roi Marsile à Saragosse ?
Respunt dux Naimes : « J’irai par vostre dun ;
« — J’irai, si vous le voulez bien, répond, duc Naimes.
« Livrez m’en ore le guant e le bastun. »
« Donnez-moi sur-le-champ le gant et le bâton.
« — Non, répond le roi, vous êtes un homme sage.
« Par cesle barbe e par cest mien gernun,
« Par la barbe et les moustaches que voici,
« Vus n’irez pas uan de mei si luign ;
« Vous n’irez pas à cette heure aussi loin de moi.
« Alez seeir quant nuls ne vus sumunt. » AOI
« Rasseyez-vous : personne ne vous appelle. »
XVIII
: « Seignlui0 baruns, ki purrum enveier
« Seigneurs barons, quel messager pourrions-nous envoyer
« Vers le Sarrasin qui règne à Saragosse ?
« — J’y puis fort bien aller, s’écrie Roland.
« — Non, certes, répond le comte Olivier.
« Vous avez un cœur trop ardent et farouche ;
« Jo me creindreie que vus vus meslisiez.
« Vous vous attireriez quelque bataille.
« J’irai plutôt, s’il plaît au roi.
« — Taisez-vous tous les deux, répond l’Empereur ;
« Ne vus ne il n’i porterez les piez.
« Certes, vous n’y mettrez les pieds ni l’un ni l’autre.
« Par ceste barbe que veez blancheier,
« Par cette barbe blanche que vous voyez,
« Li duze Per mar i serunt jugiet. »
« J’entends qu’on ne choisisse point les douze pairs. »
Les Français se taisent ; les voilà cois.
XIX
Turpin de Reims se lève, sort de son rang :
« Laissez en paix vos Francs, dit-il au roi.
« Vous êtes depuis sept ans dans ce pays,
« Mult unt oüt e peines e ahans.
« Et vos barons n’y ont eu que travaux et douleurs.
« Dunez m’en, Sire, le bastun e le guant,
« C’est à moi, Sire, qu’il faut donner le gant et le bâton.
« E jo irai à l’ Sarrazin Espan :
« J’irai trouver le Sarrasin d’Espagne,
« Si li dirai alques de mun semblant. »
« Et lui dirai un peu ma façon de penser. »
L’Empereur, plein de colère, lui répond :
« Alez seeir desur cel palie blanc ;
« Allez vous rasseoir sur ce tapis blanc,
« Et ne vous avisez plus de parler, à moins que je ne vous l’ordonne. »
XX
: « Franc chevalier, dist l’ emperere Carles,
« Chevaliers francs, dit l’empereur Charles,
« Kar m’eslisez un barun de ma marche,
« Élisez-moi un baron de ma terre,
« Qu’à l’ rei Marsilie me portast mun message. »
« Qui soit mon messager près de Marsile. »
« — Eh ! dit Roland, ce sera Ganelon, mon beau-père :
« Se lui laissiez, n’i trametrez plus saive. »
« Si vous le laissez ici, vous n’en trouverez point de meilleur.
«— Il s’en acquitterait fort bien, s’écrient tous les Français.
« Se li reis voelt, bien est dreit qu’il i alget. »
« Si le roi le veut, il est trop juste qu’il y aille. »
E li quens Guenes en fut mult anguisables :
Le comte Ganelon en est tout plein d’angoisse ;
De sun col getet ses grandes pels de martre
Il rejette de son cou ses grandes peaux de martre,
Et reste avec son seul bliaut de soie.
Il a les yeux vairs ; sur son visage éclate la fierté ;
Gent out le cors e les costez out larges ;
Son corps est tout gracieux, larges sont ses côtés ;
Tant par fut bels, tuit si per l’en esguardent.
Ses pairs ne le peuvent quitter des yeux, tant il est beau.
« Fou, dit-il à Roland, pourquoi cette rage ?
« On le sait assez, que je suis ton beau-père.
« Si as jugiet qu’à Marsiliun alge.
« Ainsi tu m’as condamné à aller vers Marsile !
« Se Deus ço dunget que de là jo repaire,
« C’est bien ; mais, si Dieu permet que j’en revienne,
« Jo t’en muvrai si grant doel e cuntraire
« J’attirerai sur toi tel deuil et tel malheur,
« Ki durerat à trestut tun eage. »
« Qui dureront autant que ta vie.
Respunt Rollanz : « Orgoill oi e folage.
« — Orgueil et folie, répond Roland.
« On sait trop bien que je ne prends nul souci des menaces.
« Mais saives hum il deit faire message,
« Mais, pour un tel message, il faut un homme sage,
« Et, si le roi le veut, je suis prêt à le faire en votre place. »
XXI
« — Tu n’iras point à ma place, dit Ganelon,
« Tu n’es pas mon vassal, et je ne suis pas ton seigneur.
« Carles cumandet que face sun servise,
« Charles ordonne que je fasse son service :
« En Sarraguce en irai à Marsilie ;
« J’irai donc à Saragosse, vers Marsile.
« Einz i ferai un poi de legerie
« Mais j’y ferai quelque folie,
« Que jo’n esclair cest meie grant ire. »
« Pour soulager la grande colère qui m’oppresse. »
Quant l’ot Rollanz, si cumençat à rire. AOI
Lorsque Roland l’entend, il commence à rire.
XXII
Quand Ganelon voit que Roland rit de lui,
Dunc ad tel doel, pur poi d’ire ne fent,
Il en a telle douleur que, de colère, son cœur est tout près de se fendre.
Peu s’en faut qu’il n’en perde le sens :
« Je ne vous aime pas, dit-il au comte Roland ;
« Sur mei avez turnet fals jugement,
« Car c’est vous qui avez fait tomber sur moi le choix des Français.
« Droit Empereur, me voici devant vous,
« Aemplir voeill vostre cumandement. AOI
« Tout prêt à remplir votre commandement. »
XXIII
: « En Sarraguce sai bien qu’aler m’estoet ;
« Je vois bien, dit Ganelon, qu’il me faut aller à Saragosse,
« Qui va là-bas n’en revient point.
« Ensurquetut m’uixur est vostre soer,
« Sire, n’oubliez pas surtout que votre sœur est ma femme.
« Si’n ai un filz, ja plus bels n’en estoet :
« J’ai un fils ; il n’est pas de plus bel enfant.
« C’est Baudouin, qui promet d’être un preux.
« Je lui laisse mes terres et mes fiefs ;
« Guardez le bien, ja ne l’ verrai des oilz. »
« Gardez-le bien; car je ne le reverrai plus de mes yeux.
« — Vous avez le cœur trop tendre, lui répond Charles.
« Quand je vous l’ordonne, il y faut aller. »
XXIV
« Beau sire Ganelon, lui dit Charles, écoutez :
« De meie part Marsiliun direz
« Vous direz de ma part à Marsile
« Que il receivet seinte chrestientet.
« Qu’il ait à recevoir le saint baptême.
« Demi Espaigne li voeill en fieu duner :
« Je lui veux donner en fief la moitié de l’Espagne ;
« L’altre meitiet avrat Rollanz li ber.
« L’autre moitié sera pour Roland le baron.
« Se ceste acorde il ne voelt otrier,
« Si Marsile ne veut pas accepter cet accord,
« Sous les murs de Saragosse j’irai mettre le siége,
« Pris e liez serat par poestet,
« Je le ferai prendre et lier de force.
« On le mènera tout droit à Aix, siége de l’Empire ;
« Par jugement serat iloec finez ;
« Un jugement y finira sa vie,
« La murrat-il à doel e à viltet.
« Et il y mourra en grand deuil et grande honte.
« Prenez donc cette lettre, qui est munie de mon sceau,
« Enz el’ puign destre à l’ païen le metez. » AOI
« Et remettez-la, du poing droit, au païen. »
XXV
« Ganelon, dit le roi, avancez près de moi,
« Si recevez le bastun e le guant.
« Pour recevoir le bâton et le gant.
« Oït l’avez, sur vus le jugent Franc.
« C’est la voix des Francs qui vous désigne : vous l’avez entendu :
« — Non, répond Ganelon, tout cela est l’œuvre de Roland.
« Ne l’amerai à trestut mun vivant,
« Et plus jamais ne l’aimerai de ma vie.
« Ne Olivier pur ço qu’est sis cumpainz,
« Et je n’aimerai plus Olivier, parce qu’Olivier est son ami.
« Et je n’aimerai plus les douze Pairs, parce qu’ils l’aiment.
« Et là, sous vos yeux, Sire, je leur jette mon défi.
« — C’est trop de colère, dit le roi.
« Or irez vus, certes, quant jo l’cumant. »
« Puisque je l’ordonne, vous irez.
« — J’y puis aller, mais je cours à ma perte,
« Ne l’out Basilies ne sis frere Basanz. » AOI
« Comme Basile et son frère Basan. »
XXVI
L’Empereur tend à Ganelon le gant de la main droite ;
Mais li quens Guenes iloec ne volsist estre ;
Mais le comte voudrait bien n’être point là.
Comme il va pour le saisir, le gant tombe par terre.
« Mauvais présage, s’écrient les Français.
« De cest message nus aviendrat grant perte.
« Ce message sera pour nous la cause de grands malheurs.
« — Seignlui0, dist Guenes, vus en orrez nuveles. AOI
« — Vous en saurez des nouvelles, » leur répond Ganelon.
XXVII
Ganelon dit à l’Empereur: « Donnez-moi congé, Sire ;
« Puisqu’il y faut aller, je n’ai plus de temps à perdre.
« — Allez, dit le roi, pour l’honneur de Jésus et pour le mien. »
De sa main destre l’ad asolt e seigniet ;
Charles lève alors sa main droite ; il fait sur Ganelon le signe de la croix ; il lui donne l’absolution ;
Pois, li livrat le bastun e le brief. AOI
Puis lui remet le bâton et la lettre.
XXVIII
: Guenes li quens s’en vait à sun ostel,
Le comte Ganelon s’en va dans sa maison
Et se prend alors à revêtir ses armes,
De ses meilllui0 que il po ut recuvrer :
Les meilleures qu’il y peut trouver.
Esperuns d’or ad en ses piez fermez,
A ses pieds il attache les éperons d’or.
Ceinte Murglais s’espée à sun costet,
A son côté ceint Murgleis, son épée,
Et monte sur son destrier Tachebrun.
L’estreu li tint sis uncles Guinemers.
Son oncle Guinemer lui tient l’étrier.
Que de chevaliers vous eussiez vus pleurer !
Et tous : « O baron, lui disent-ils, quel malheur pour vous !
« Il y a si longtemps que vous êtes à la cour du roi
« Noble vassal vus i solt hum clamer.
« Et que l’on vous y tient pour un noble vassal !
« Ki ço jugat que doüssez aler,
« Quant à celui qui vous a désigné pour aller là-bas,
« Par Carlemagne n’iert guariz ne tensez.
« Charlemagne lui-même ne saura le défendre.
« Jamais le comte Roland n’eût dû avoir une telle pensée :
« Car vous êtes tous deux d’un si haut parentage ! »
Puis : « Seigneur, lui disent-ils, emmenez-nous.
« — A Dieu ne plaise, répond Ganelon.
« Tant de bons bacheliers mourir ! non, plutôt mourir seul.
« En dulce France, seignlui0, vus en irez :
« Vous, seigneurs, retournez en douce France.
« Saluez ma femme de ma part ;
« E Pinabel mun ami e mun per,
« Saluez aussi Pinabel, mon ami et mon pair,
« E Baldewin, mun filz, que vus savez,
« Et mon fils Baudouin, que vous savez.
« Défendez-le bien, et tenez-le pour votre seigneur. »
Entret en sa veie, si s’est acheminez… AOI
Alors Ganelon entre en sa voie, et s’achemine vers Saragosse.
L’AMBASSADE ET LE CRIME DE GANELON
XXIX
: Guenes chevalchet suz un olive halte :
Voilà Ganelon qui chevauche sous de hauts oliviers.
Asemblez s’est as sarrazins messages.
Il a rejoint les messagers sarrazins :
As Blancandrins, ki envers lui s’atarget :
Blancandrin, pour l’attendre, avait ralenti sa marche.
Par grant saveir parolet l’uns à l’ altre.
Tous deux commencent l’entretien, tous deux y sont également habiles :
« Quel homme merveilleux que ce Charles ! s’écrie Blancandrin.
« Ki cunquist Puille e trestute Calabre,
« Il s’est rendu maître de la Calabre et de la Pouille ;
« Vers Engletere passat il la mer salse,
« Il a passé la mer salée, afin de mettre la main sur l’Angleterre,
« Ad oes seint Pierre en cunquist le chevage.
« Et il en a conquis le tribut pour saint Pierre.
« Mais pourquoi vient-il nous poursuivre chez nous ?
« — Telle est sa volonté, dit Ganelon,
« Jamais n’iert hum ki encuntre lui vaillet. » AOI
« Et il n’y aura jamais d’homme qui soit de taille à lutter contre lui. »
XXX
: Dist Blancandrins : « Franc sunt mult gentil hume.
« — Quels vaillants hommes que les Français ! dit Blancandrin ;
« Mult grant mal flint e cil duc e cil cunte
« Mais vos comtes et vos ducs font très-grand tort
« A leur seigneur, quand ils lui donnent tel conseil :
« Lui e altrui travaillent e cunfundent. »
« Ils perdront Charles, et en perdront bien d’autres avec lui.
« — Pas un d’eux, dit Ganelon, ne mérite ce blâme,
« Ne mais Rollant k’ uncor en avrat hunte.
« Pas un, si ce n’est Roland ; et il n’en tirera que de la honte.
« L’autre jour encore, l’Empereur était assis à l’ombre.
« Vint i sis niés, out vestue sa brunie,
« Son neveu vint devant lui, vêtu de sa broigne :
« E out preiet de juste Carcasunie.
« C’était près de Carcassonne, où il avait fait riche butin !
« Dans sa main il tenait une pomme vermeille :
« Tenez, beau sire, dit-il à son oncle,
« Voici les couronnes de tous les rois que je mets à vos pieds. »
« Tant d’orgueil devrait bien trouver son châtiment.
« Kar cascun jur à mort il s’abandunet :
« Chaque jour il s’expose à la mort.
« Seit ki l’ociet, tute pais pois avrumes. » AOI
« Que quelqu’un le tue : nous n’aurons la paix qu’à ce prix. »
XXXI
« — Ce Roland, dit Blancandrin, est bien cruel
« De vouloir faire crier merci à tous les peuples
« E tutes teres met en calengement.
« Et mettre ainsi la main sur toutes les terres !
« E par quel gent quiet espleitier tant ? »
« Mais, pour une telle entreprise, sur quelle gent compte-t-il ?
Guenes respunt : « Par la franceise gent ;
« — Sur les Français, répond Ganelon.
« Il l’aiment tant ne li faldrunt nient.
« Ils l’aiment tant qu’ils ne lui feront jamais défaut.
« Il ne leur refuse ni or, ni argent,
« Muls e destriers, palies e guarnemenz !
« Ni destriers, ni mules, ni soie, ni armures ;
« Li reis meïsmes, ad tut à sun talent.
« A l’Empereur lui-même il en donne autant que Charles en désire.
« Tut cunquerrat d’ici qu’en Orient. » AOI
« Il conquerra le monde jusqu’à l’Orient. »
XXXII
: Tant chevalchièrent Guenes e Blancandrins
Ils ont tant chevauché, Ganelon et Blancandrin,
Que l’uns à l’altre la sue feid plevit
Qu’ils ont fini par s’engager mutuellement leur foi
Que il querreient que Rollanz fust ocis.
Pour chercher tous deux la mort de Roland.
Tant chevalchièrent e veies e chemins,
Ils ont tant chevauché par voies et par chemins,
Qu’en Sarraguce descendent suz un if.
Qu’ils arrivent à Saragosse. Ils descendent sous un if.
Un faldestoel out suz l’umbre d’un pin,
A l’ombre d’un pin il y a un trône
Envolupet d’un palie alexandrin :
Enveloppé de soie d’Alexandrie.
Là fut li reis ki tute Espaigne tint ;
C’est là qu’est assis le roi maître de toute l’Espagne.
Vingt mille Sarrasins sont autour de lui ;
N’i ad celui ki mot sunt ne mot tint
Mais on n’entend, parmi eux, sonner ni tinter un seul mot,
Pur les nuveles qu’il vuldreient oïr.
Tant ils désirent apprendre des nouvelles.
Voici, voici venir Ganelon et Blancandrin.
XXXIII
Devant Marsile s’avance Blancandrin,
Qui par le poing tient le comte Ganelon :
« Salut, dit-il, au nom de Mahomet
« E d’Apollin, qui sein tes leis tenum !
« Et d’Apollon, dont nous observons la loi sainte.
« Vostre message fesimes à Carlun :
« Nous avons fait votre message à Charles.
« Ambes ses mains en levat cuntremunt,
« Il a levé ses deux mains vers le ciel,
« A rendu grâces à son Dieu, et point n’a fait d’autre réponse.
« Ci vus enveiet un soen noble barun,
« Mais il vous envoie un de ses nobles barons,
« Qui est un très-puissant homme de France.
« Par lui orrez se avrez pais 0 nun. »
« C’est par lui que vous saurez si vous aurez la paix ou non.
Respunt Marsilies : « Or diet, nus l’orrum. » AOI
« — Qu’il parle, dit Marsile ; nous l’écouterons. »
XXXIV
: Mais li quens Guenes se fut bien purpensez :
Ganelon, cependant, prend son temps pour réfléchir,
Et commence à parler avec grand art,
Cume cil hum ki bien faire le set,
Comme celui qui très-bien le sait faire :
« Salut, dit-il au roi, salut au nom de Dieu,
« Le glorius, que devum aürer !
« De Dieu le glorieux que nous devons adorer.
« Iço vus mandet Carlemagnes li ber,
« Voici ce que vous mande Charlemagne le baron :
« Que recevez seinte chrestientet ;
« Vous recevrez la sainte loi chrétienne,
« Demi Espaigne vus voelt en fieu duner.
« Et Charles vous daignera laisser en fief la moitié de l’Espagne.
« L’altre meitiet avrat Rollanz li ber ;
« L’autre moitié sera pour Roland, le baron.
« Mult orgoillus parçunier i avrez.
« (L’orgueilleux cornpagnon que vous aurez là !)
« Se ceste acorde otrier ne vulez,
« Si vous ne voulez point de cet accord.
« Sous Saragosse il ira mettre le siége :
« Pris e liez serez par poestet ;
« Vous serez pris, vous serez garrotté de force,
« Et l’on vous conduira à Aix, siége de l’Empire.
« Par jugement serez iloec finez :
« Un jugement y finira vos jours,
« Là murrez vus à hunte e à viltet. »
« Et vous y mourrez dans la vilenie, dans la honte. »
Le roi Marsile fut alors tout saisi de frémissement :
Un algier tint ki d’or fut enpenez.
Il tenait à la main une flèche empennée d’or ;
Il en veut frapper Ganelon ; mais par bonheur on le retient.
XXXV
: Li reis Marsilies ad la culur muée,
Le roi Marsile a changé de couleur
De sun algier ad la hanste crollée.
Et brandit dans sa main le bois de la flèche.
Ganelon le voit, met la main à son épée,
Cuntre dous deiz l’ad de l’ fuerre getée ;
Et en tire du fourreau la longueur de deux doigts :
« Épée, lui dit-il, vous êtes très-claire et très-belle.
« Tant que je vous porterai à la cour de ce roi,
« Ja ne l’ dirat de France l’ emperere
« L’Empereur de France ne dira pas
« Que jo suls moerge en l’estrange cuntrée ;
« Que je serai mort tout seul au pays étranger.
« Einz vus avrunt li meillur cumperée. »
« Mais, avant ma mort, les meilleurs vous auront payée de leur sang.
« — Empêchons la mêlée, » s’écrient les Sarrasins.
XXXVI
Les meilleurs des païens ont tant prié Marsile,
Qu’el’ faldestoel s’est Marsilies asis.
Que sur son trône il s’est enfin rassis.
Et le calife : « Vous nous mettiez, dit-il, en vilain cas,
« Que le Franceis asmastes à ferir ;
« Quand vous vouliez frapper le Français.
« Vus l’ doüssez esculter e oïr.
« Il fallait l’écouter et l’entendre.
« — Sire, dit Ganelon, je veux bien souffrir et oublier cet affront ;
« Jo ne lerreie, pur tut l’or que Deus fist,
« Mais jamais je ne consentirais, pour tout l’or que Dieu fit,
« Ni pour tous les trésors qui sont en ce pays,
« A ne pas dire, si l’on m’en laisse le loisir,
« Que Carlemagnes, li reis poësteïfs,
« Le message que Charles, le roi très-puissant,
« Par mei li mandet sun mortel enemi. »
« Vous mande à vous, son ennemi mortel. »
Afublez est d’un mantel sabelin,
Ganelon était vêtu d’un manteau de zibeline,
Ki fut cuverz d’un palie alexandrin :
Couvert de soie d’Alexandrie.
Getet l’ à tere, si l’ receit Blancandrins ;
Il le jette à terre, et Blancandrin le reçoit ;
Mais de s’espée ne volt mie guerpir,
Mais, quant à son épée, point ne la veut quitter :
En sun puign destre par l’oret punt la tint.
En son poing droit la tient par le pommeau d’or.
Dient païen : « Noble barun ad ci ! » AOI
« Voilà, disent les païens, voilà un noble baron ! »
XXXVII
: Envers le rei s’est Guenes aproismiez,
Ganelon s’est approché du roi :
« Vous vous emportez à tort, lui a-t-il dit.
« Celui qui tient la France, Charlemagne vous mande
« Que recevez la lei de chrestiens ;
« Que vous ayez à recevoir la loi chrétienne,
« Demi Espaigne vus durrat il en fiet,
« Et il vous donnera en fief la moitié de l’Espagne.
« L’altre meitiet avrat Rollanz sis niés :
« Quant à l’autre moitié, elle est pour son neveu Roland.
« Mult i avrez orgoillus parçunier.
« (L’orgueilleux compagnon que vous aurez là !)
« Se ceste acorde ne vu lez otrier,
« Si vous ne voulez accepter cet accord,
« En Sarraguce vus viendrat asegier ;
« Charles viendra vous assiéger dans Saragosse.
« Par poestet serez pris e liez,
« Vous serez pris, vous serez garrotté de force,
« Et mené droit à Aix, siége de l’Empire.
« Vus n’i avrez palefreid ne destrier,
« Pour vous pas de destrier ni de paiefroi ;
« Ne mul ne mule que poissiez chevalchier.
« Pas de mulet ni de mule où l’on vous laisse chevaucher.
« Getez serez sur un malvais sumier ;
« On vous jettera sur un méchant cheval de charge ;
« Par jugement iloec perdrez le chief.
« Et un jugement vous condamnera à perdre la tête
« Nostre emperere vus enveiet cest brief. »
« Voici la lettre que vous envoie notre Empereur. »
El’ destre puign l’ad livret à l’ paien. AOI
Du poing droit, il la tend au païen.
XXXVIII
: Marsilies fut esculurez de l’ire,
Marsile, de fureur, est tout décoloré ;
Il brise le sceau, il en fait choir la cire,
Guardet à l’ brief, vit la raisun escrite :
Jette un regard sur la lettre, et voit tout ce qui y est écrit :
« Carles me mandet, ki France ad en baillie,
« Celui qui a la France en son pouvoir, Charles me mande
« Que me remembre de l’ grant doel e de l’ire ;
« De me souvenir de la colère et de la grande douleur ;
« Ç’ est de Basan e sun frere Basilie,
« C’est- à-dire de Bazan et de son frère Bazile,
« Dont j’ai pris les têtes là-haut, sur les mont de Haltoïe.
« Se de mun cors voeill aquiter la vie,
« Si je veux racheter la vie de mon corps,
« Dunc li enveie mun uncle, l’algalife ;
« Il me faut lui envoyer le calife, mon oncle :
« Kar altrement ne m’amerat il mie. »
« Autrement il ne m’aimera plus. »
Après parlat sis filz envers Marsilie,
Marsile se tait, et son fils prend la parole :
« Ganelon a parlé follement, dit-il au roi.
« Son crime est tel qu’il mérite la mort,
« Livrez-le-moi, j’en ferai justice. »
Quand l’oït Guenes, l’espée en ad brandie ;
Ganelon l’entend, brandit son épée,
Et contre la tige du pin va s’adosser.
XXXIX
À Saragosse voilà donc un grand émoi.
Iloec i out un noble puinneür,
Or, il y avait là un noble combattant,
Ki riches fust, filz à un almaçur ;
Fils d’un aumaçour et qui était fort puissant.
Mult saivement parlat pur sun seignur ;
À son seigneur il parle très-sagement :
« Bels sire reis, jà n’en seis en poür ;
« Beau sire roi, pas de crainte.
« Voyez Ganelon, voyez ce traitre, comme il a changé de visage. »